10 déc. 2025
Gaspard d’Allens : « Les forêts nous donnent une force révolutionnaire »
Par
Florence Gault
Les forêts ne sont pas que des paysages ou des puits de carbone : elles sont des territoires vivants et politiques, où se jouent des enjeux écologiques, sociaux et citoyens. Dans Des forêts en bataille (Seuil), Gaspard d’Allens, lauréat du Prix Lire pour Agir 2025, montre comment la sensibilité au vivant peut nourrir une force collective pour défendre ces espaces menacés. Du combat contre les autoroutes aux sylvicultures alternatives, il explore comment nos expériences en forêt deviennent des leviers pour transformer notre rapport au monde.
©En un battement d'aile
Votre livre Des forêts en bataille vient de recevoir le lauréat du Prix Lire pour Agir 2025, décerné par la Maison de l’Environnement de Lyon. Que représente ce prix ?
Gaspard d’Allens : Je suis très honoré. Je pense que ce prix dit quelque chose à la fois sur le fond et sur la forme. Sur le fond, il rappelle la nécessité de porter davantage le message des forêts, de se mobiliser pour elles, alors qu’elles restent loin des yeux, loin du cœur. Elles représentent un tiers du territoire français, mais les mobilisations citoyennes ou politiques pour les défendre sont souvent marginalisées, invisibilisées. Ce prix invite à remettre la focale dessus, à réinvestir les forêts, à se mobiliser.
Et puis, sur la forme, il valorise aussi une manière d’écrire. Moi, je défends un journalisme engagé, un journalisme militant. J’écris pour qu’on se réveille, pour qu’on se révolte, pour que le livre soit une ouverture vers autre chose. Je suis content que le public lyonnais s’en soit saisi, dans une région où il y a de très belles forêts, parfois méconnues — dans le Morvan, le Beaujolais ou le Bugey.
Les forêts nous donnent une force révolutionnaire pour transformer l’ordre social existant.
Dans Des forêts en bataille, vous montrez comment la sensibilité au vivant peut nourrir une force collective et politique capable de défendre ces espaces menacés.
Gaspard d’Allens : La sensibilité est une force politique. Dans une époque marquée par l’impuissance, cultiver des brèches de beauté et des moments d’émerveillement nourrit la lutte. Bernard Charbonneau, dans les années 1930, disait que la marche solitaire dans la nature pouvait se muer en volonté armée de changer le monde. Les forêts nous donnent une force révolutionnaire pour transformer l’ordre social existant.
Et puis, il faut dire aussi que ce ne sont pas les forêts qui ont besoin de nous d’abord : c’est nous qui avons besoin d’elles pour faire face aux défis de notre temps — réchauffement climatique, oppressions systémiques. Il faut penser à partir, depuis, avec les forêts.
Vous écrivez que la crise écologique n’est pas seulement un ensemble d’indicateurs, qu’elle peut aussi être « une douleur dans le corps », vécue dans la chair de celles et ceux qui s’inquiètent de la catastrophe écologique. Comment, selon vous, cette sensibilité au vivant revient-elle au centre du débat public ?
Gaspard d’Allens : Nous vivons une même communauté d’affliction face au réchauffement climatique et à la crise écologique. Tout notre héritage — capitaliste, colonial, patriarcal — nous revient en pleine face, et comme le dit Bruno Latour, « le sol se dérobe sous nos pieds ».
C'est dans ces moments là de fragilité et de vulnérabilité qu’il y a une ouverture possible. Elle ouvre de nouveaux imaginaires et de nouveaux chemins. La période est délicate, c’est évident. D’un côté, il y a ceux qui foncent avec un bulldozer sur une autoroute et en face, il y a beaucoup de doutes et de questionnements mais qui sont créateurs.
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Dans Des forêts en bataille, vous évoquez une note du ministère de l’Agriculture qui s’inquiète d’une « nouvelle culture fondée sur la sensibilité des végétaux ». Pourquoi ce regard sensible sur la forêt dérange-t-il autant ?
Gaspard d’Allens : Les décideurs sont souvent arc-boutés sur une vision réifiée du vivant. Pour eux, la forêt est un gisement, un minerai. En fait, on amoindrit le vivant en le réduisant à la rentabilité et à la productivité. Et je pense que ça les dérange de voir que toute une frange de la population n'accepte pas ce discours là et s'éveille à autre chose.
Cette note du ministère illustre bien cette peur : elle présente des scientifiques comme Francis Hallé, Jacques Tassin ou Peter Wohlleben comme des gourous qui seraient en train de d'endoctriner une partie de la population vers une sensibilité « new age », ou une conspiration anti-récolte, qui nous ramènerait au temps des druides. C’est absurde.
Ce que nous défendons, c’est une autre approche sylvicole, pas l’abandon de l’usage du bois. On peut continuer à couper du bois et à l’utiliser, tout en pratiquant une futaie irrégulière, une futaie jardinée, sans monoculture ni coupe rase. Plusieurs pays européens — Suisse, Slovénie ou certains Länder allemands — montrent que c’est possible. Il s’agit simplement d’orienter autrement les politiques publiques françaises, et c’est précisément ce qui inquiète certains : ils défendent leur logique, leurs rendements et leurs activités.
Vous observez aujourd’hui de nombreuses mobilisations partout en France : veilleurs de coupes, collectifs qui occupent des parcelles, résistances locales contre les autoroutes… Comment analysez-vous cette montée en puissance des luttes territoriales ?
Gaspard d’Allens : Cela montre que, malgré l’urbanisation et la standardisation de nos modes de vie, il existe encore un attachement profond au vivant, porteur d’espoir et d’engagement politique. Une forêt qui disparaît, ce n’est pas juste un espace d’arbres : c’est un territoire vécu, chargé de souvenirs, de mémoire, un lien charnel avec la vie et le territoire.
Je suis toujours frappé par l’intensité de ces mobilisations : elles naissent de ce lien intime et deviennent une légitime défense du vivant. Elles sont diverses — alternatives forestières, opposition à l’industrialisation, comités d’autodéfense à différentes échelles — et parfois un peu désordonnées. C’est pourquoi nous avons créé une coordination des luttes forestières à l’échelle nationale et que nous intervenons à l’Assemblée nationale pour promouvoir une autre sylviculture et une autre approche forestière.
Pour finir, quel message pour celles et ceux qui ressentent une « douleur au corps » face aux coupes, aux sécheresses ou au dépérissement des forêts ?
Gaspard d’Allens : Ce « mal de terre » montre que nous sommes toujours vivants et sensibles. Ressentir profondément la destruction du monde, c’est comprendre que ce n’est pas séparé de nous-mêmes. Cette prise de conscience est la première étape de la métamorphose, pour se sentir lié et agir.
Les forêts ont déjà traversé violences et changements climatiques et ont su résister. C’est avec elles, sous leur canopée, qu’on tient face à l’adversité. Quand je me sens accablé par les atteintes écologiques, je ferme l’écran et vais marcher : j’entends le brame du cerf, le pic épeiche, je vois le retour des grues cendrées…
Aujourd’hui, c’est le vivant lui-même qui nous aide à tenir, à continuer d’agir et à ne pas céder au désespoir.



