26 nov. 2025
Isabelle Delannoy : vers une économie symbiotique qui régénère le vivant
Par
Florence Gault
À Lyon, les 7 et 8 novembre 2025, les Rencontres de l’économie régénérative ont rassemblé dirigeants, chercheurs, entrepreneurs, élus et citoyens autour de cette question. Parmi eux, Isabelle Delannoy, ingénieure agronome et théoricienne de l’économie symbiotique. Elle explore depuis plus de quinze ans des modèles qui ne se contentent pas de réduire les impacts négatifs, mais qui restaurent les milieux naturels et renforcent les liens sociaux. Durant ces deux jours, elle a partagé ses expériences et réflexions pour bâtir une économie réellement en symbiose avec le vivant.
©blazejosh/Pixabay
Isabelle Delannoy est ingénieure agronome, présidente et cofondatrice de L'entreprise symbiotique qui a pour mission d'accélérer la transformation des organisations et des territoires vers une économie de la triple régénération : sociale, écologique et économique. Depuis plus de quinze ans, Isabelle Delannoy explore une autre voie : celle d’une économie qui ne se contente pas de réduire ses impacts négatifs, mais qui restaure les milieux naturels et renforce les liens sociaux.
Commençons par revenir sur votre parcours et sur ce qui vous a menée à l’économie symbiotique.
Isabelle Delannoy : Nous sommes tellement moulés dans une économie extractive que nous n’imaginons même plus qu’un autre modèle soit possible. Quel que soit le système — socialiste, communiste ou ultra-libéral — tous reposent sur l’idée qu’il faut prélever : extraire des ressources, extraire des minerais, extraire de quoi nourrir nos machines.
L’économie symbiotique est née quand j’ai commencé à chercher des pratiques capables de répondre aux défis bioclimatiques. Comment répondre à ces sols qui s'épuisent, à ce climat qui est en train de se déséquilibrer ? Et puis j’ai eu un déclic. J’écrivais Home, le film de Yann Arthus-Bertrand, et dans un parc j’ai vu une abeille se poser sur une pâquerette. Elle prend du nectar, mais en repartant elle transporte du pollen et régénère la fertilité dont elle dépend. Je me suis dit : « Pourquoi nous, humains, ne rendons-nous jamais ce que nous prenons ? Sommes-nous capables de produire en régénérant ? »
Et vous avez découvert que c’est possible ?
ID : Oui — et pas à travers trois exemples isolés, mais des dizaines de milliers. Comme les jardins de pluie. Ou les projets de Kongjian Yu [NDLR : un paysagiste chinois], qui a créé l’agence Turenscape, en Chine : des villes entières où on fait l'alliance avec le vivant. C’est en observant ces pratiques que j’ai commencé à formaliser ce que j’appelle l’économie symbiotique.
"Nous sommes tellement moulés dans une économie extractive que nous n’imaginons même plus qu’un autre modèle soit possible."
Comment définir de manière simple l’économie symbiotique pour nos lecteur.rice.s ?
ID : L’économie symbiotique est un design régénératif qui combine trois dimensions : le vivant, le social et le technique. Beaucoup d’initiatives se concentrent sur les solutions fondées sur la nature, certaines sur la régénération sociale — comme Regeneris aux États-Unis, qui valorise le potentiel de chaque territoire et de chacun dans son unicité. Mais la dimension technique est souvent oubliée, alors qu’elle est essentielle.
On peut concevoir les objets comme des Legos : chaque pièce est réutilisable, et un fabricant peut récupérer jusqu’à 95 % des composants pour créer de nouveaux objets. Cela permet de produire plusieurs objets à partir des mêmes pièces, de réduire les coûts, de rendre les objets plus robustes et, surtout, de diminuer l’extraction de ressources.
Comment passe-t-on de ce concept à une économie concrète ?
ID : Il faut changer de regard et partir des besoins locaux.
Une collectivité confrontée aux inondations pourrait investir dans des infrastructures coûteuses, ou bien choisir des solutions fondées sur la nature comme des toits végétalisés et des jardins de pluie. Résultat : le problème est résolu, la ville devient plus attractive, la valeur immobilière augmente, et ces gains peuvent être réinvestis dans des infrastructures sociales ou vertes.
Pour les entreprises, c’est similaire. Une PME logistique a survécu à la concurrence des géants en créant des hubs partagés avec d’autres entreprises locales : moins de trajets, moins d’impacts écologiques, et plus d’innovation interne. On voit ici l’importance de la coopération et de l’écosystème territorial.
Aujourd’hui, l’économie est globalisée. Comment peut-on passer de l’échelle locale à une échelle plus large ?
ID : L’économie symbiotique part des territoires et valorise leurs spécificités. Chaque brin d’herbe, chaque service écologique est ancré localement : infiltration de l’eau, fertilité des sols, bien-être des habitants.
L’écologie industrielle territoriale va plus loin : au lieu de centraliser la production, on décentralise. Par exemple, nos data centers pourraient chauffer les villes tout en stockant des données. Cela combine écologie, technique et territoire.
Tout passe par le territoire : une usine locale qui mutualise ses ressources ou conserve la propriété de ses produits encourage réparation, réutilisation et coopération. On diminue les besoins et on augmente les capacités.
Certains territoires se sont inspirés de l’économie symbiotique. C’est le cas par exemple de Portland, aux Etats-Unis ou de la bioraffinerie de Bazancourt-Pomacle, qui fait de la valorisation intégrale de la biomasse.
ID : Oui, plusieurs initiatives montrent que ce modèle est déjà en action. La bioraffinerie de Bazancourt-Pomacle valorise 100 % de la biomasse : bioéthanol, vin de bois, molécules chimiques et médicinales. Chaque parcelle est pensée comme un écosystème, avec les agriculteurs impliqués pour maintenir la fertilité des sols.
À Portland, on observe de la renaturation urbaine : suppression d’autoroutes, jardins filtrants et participation citoyenne.
Ces exemples montrent que l’économie symbiotique peut générer des impacts positifs tangibles et servir de modèles reproductibles ailleurs.
Quels sont les critères clés pour réussir cette économie ?
ID : On va s’appuyer sur les 5P. Il faut toujours partir des besoins et des potentiels. Une entreprise ou une collectivité qui ne part pas de ses besoins stratégiques va échouer. Il faut expérimenter, tester, et ne pas vouloir tout changer d’un coup.
Il faut rester pragmatique, pas idéologique, et penser proximité : les partenaires, les ressources et les talents sont souvent déjà dans le territoire. On cherche parfois loin ce qui se trouve juste à côté.
Ensuite, il faut arrêter de penser diminution d'impact négatif, il faut penser positif, production d'impact positif.
Et surtout, il faut le plaisir : on ne coopère pas sans plaisir. Faire la fête, se rencontrer, se connaître, discuter… c’est ainsi que naissent des projets communs.
Quels sont selon vous les principaux freins aujourd'hui à la généralisation justement de l'économie symbiotique ?
ID : Tout ! L’économie symbiotique fonctionne à l’inverse du système actuel : elle mise sur la diversité et la coopération, alors que nos institutions, nos lois et la finance favorisent la standardisation et la compétition. On sait surtout contrôler, pas créer des règles pour interagir ensemble.
Heureusement, il existe des niches : des collectivités qui expérimentent, des entreprises innovantes, du crowdfunding local, des réseaux sociaux à gouvernance partagée. Pour se développer, cette économie a besoin d’appropriation locale et de coopération réelle entre acteurs.
« Il faut imaginer la ville plantée dans un jardin : pas seulement une ville-jardin, mais une ville intégrée au vivant, où la nature régule ses métabolismes. »
Si ce modèle était pleinement intégré, à quoi ressemblerait cette société ?
ID : Moi, je ne parle pas d’utopie, je parle de transtopie. Ce n’est pas un lieu imaginaire, mais une transformation concrète. On voit bien que là où ce modèle s’installe, on change de civilisation : un tiers-lieu n’est pas une entreprise lambda, un champ en permaculture n’est pas un champ en monoculture.
Il faut imaginer la ville plantée dans un jardin : pas seulement une ville-jardin, mais une ville intégrée au vivant, où la nature régule ses métabolismes. Il y aurait beaucoup d’emplois locaux, notamment dans les espaces verts et les fablabs, de coopération entre habitants et entreprises pour produire et partager localement, moins de stocks centralisés, moins de supermarchés, plus d’innovation et de convivialité.
Une société grouillante, verte, conviviale, où chacun a des droits et devoirs, et où les ressources sont utilisées pour générer l’abondance plutôt que la rareté.
Et voyez-vous déjà des signaux d’un basculement vers ce modèle ?
ID : Oui. Les Rencontres de l’économie régénérative, qui se sont tenues à Lyon, en sont un exemple : mille participants, beaucoup de bénévolat, une émulation incroyable. On voit que ce basculement est possible, à condition de le vouloir et de s’en donner les moyens.



